jeudi 17 avril 2008

La dette de la civilisation islamique : la diffusion du savoir(1)


Le processus de traduction et d'assimilation des textes grecs dans la large zone géographique regroupant l'Egypte, le Croissant Fertile, le Levant et la Perse a débuté des siècles avant la conquête islamique. Dans un premier temps, les textes grecs sont traduits en syriaque et sont principalement l'oeuvre de chrétiens nestoriens. Les caractéristiques de cette première vague de traduction va considérablement marqué le mouvement de traduction gréco-arabe ultérieur. Dominique Urvoy nous décrit quelques aspects de ce phénomène en prenant comme départ l'activité d'un des centres culturels de l'Empire byzantin.






Dès le V siècle apr. J-C, dans la ville d’Edesse(en haute Mésopotamie) qui avait une école philosophique et théologique, on a commencé à adapter les ouvrages grecs dans la langue syriaque, à la fois forme particulière de l’araméen qui était depuis longtemps la lingua franca du Moyen Orient et langue liturgiques de plusieurs Eglises. Les premiers texte traduits furent certaines livres de l’Organon ; L’Isagoge que Porphyre avait ajouté aux livres d’Aristote et, de ce dernier, le Traité de l’interprétation et les Premiers Analytiques ; étaient donc donnée une « introduction » aux catégories, c’est-à-dire aux termes du langage, une étude du jugement et de la proposition et une description du raisonnement formel ou « syllogisme ».
Au début du siècle suivant, l’entreprise est continuée en Mésopotamie du Sud par le médecin jacobite Sergius de Re^s’aynâ(m.536 apr. J-C). Il retraduit l’Isagoge et donne en entier les Catégories. Il transcrit également plusieurs traités attribués à Aristote, sur le Monde et l’Âme, des écrits du Pseudo-Denys ainsi qu’un grand nombre de textes de Galien et d’Hippocrate et une compilation de traités d’agriculture appelée Les Géoponiques.
Formé à Alexandrie et bon connaisseur de l’œuvre d’Origène, il a rédigé deux traités d’introduction à la philosophie d’Aristote, inspiré par les traducteurs de l’école d’Ammonius. Selon son propre témoignage, il procédait avec un aide, lui-même traduisant oralement le texte du plus près possible, et son collaborateur, un religieux lettré, polissant une belle expression syriaque. Il insiste à la fois sur l’ascétisme spirituel que nécessite cette étude et su’ l’orientation « dogmatique » de celle-ci :


L’origine et le commencement et le principe de tout savoir fut Aristote, non
seulement pour Galien et tout les autres médecins comme lui, mais aussi pour
tous les auteurs appelés philosophes qui vinrent après lui. Jusqu’à l’époque, en
effet, où cet homme vint au monde, toutes les parties de la philosophie et du
savoir tout entier étaient éparpillées, à la manière des drogues simples, et
disposées sans aucun ordre ni science chez tous les auteurs. Celui-là
seul[Aristote], à la manière d’un savant médecin, réunit toutes les parties qui
étaient dispersées et il les assembla avec art et avec science, et il prépara à
partir d’elles le remède parfait de son enseignement, qui extirpe et ôte de ceux
qui s’appliquent à ses écrits avec sérieux les maladies graves et les infirmités
de l’ignorance.


Dès ce texte, on voit apparaître la désignation d’Aristote comme le « Premier Maître »(al-mu’allim al-awwal)et de la philosophie comme somme de connaissance et non comme problématique, deux traits qui caractériseront la Falsafa, ou philosophie arabe d’inspiration grecque. Mais Sergius est également l’héritier de la tradition néoplatonicienne. Cela se sent en particulier dans son commentaire des Catégories où il suit un ordre différent de celui du traité d’Aristote, donnant un texte qui « paraît se situer à mi-chemin de deux types littéraires philosophiques, celui du commentaire suivi exégétique et celui de la scholie sur un point de controverse ». De la même façon, la Falsafa connaîtra plusieurs registres du commentaire.
L’œuvre de Sergius est prolongée par celle du métropolite jacobite de Takrit Ahdemmeh(m.575 apr. J.-C.) qui rédige un ouvrage sur les définitions de tous les sujets de la logique. Mais c’est surtout au siècle suivant, soit de façon contemporaine avec l’apparition de l’islam, qu’a lieu la grande floraison des traductions syriaque. Le centre en est le monastère jacobite de Qennešra, près de Hãrran.
On y retraduit l’Isagoge et on y donne des gloses sur le Traité de l’interprétation, les Premiers Analytiques et la Rhétorique(qui est alors incluses dans l’Organon). Dans le prolongement, Jacques d’Edesse (m.708 apr.J.-C) écrit un Enchridion des termes techniques de la philosophie et Georges(m.724 apr. J.-C), évêque des Arabes de la Djézireh, retraduit les trois premiers livres de l’Organon. Les Nestoriens pour leur part, commencent à intervenir avec un ouvrage sur les définitions et les définitions de la logique et un commentaire des Premiers Analytiques. L’intégration des populations syriaques dans l’Empire musulman fournit donc un point de départ épistémologiques : traités de logique et ouvrages médicaux –on s’intéresse peu alors aux mathématiques et à l’astronomie. A partir de la fin du VIII siècle apr. J.-C, soit le second de l’Hégire, l’arabe, après avoir reçu une impulsion décisive sous le califat de ‘Abd al-Malik(m86 /706) et être devenu progressivement la langue de culture de tout l’Empire, devient l’aboutissement logique des traductions. On continue à traduire du grec au syriaque, mais on passe aussi du grec à l’arabe et des traductions déjà existantes en syriaque et à l’arabe, cela surtout à partir du IV/X siècle, moment où les savants syriaques ne connaissent plus le grec, qui n’est plus pratiqué que par les Melkites. Sur les soixante et un traducteurs vers l’arabe qui nous sont mentionnés par les bibliographes anciens, quarante-huit sont syriaques et onze sont melkites. Les Chrétiens tiennent donc la quasi-totalité de la place puisque seuls un Sabéen et un Persan s’y ajoutent. Et parmi les Chrétiens, les Nestoriens vont supplanter les Jacobites : si ceux-ci avaient nettement dominé le mouvement avant l’islam, par la suite ils ne sont plus que neuf pour le passage à l’arabe contre trente-huit Nestoriens, à qui il faut ajouter un Maronite
.


Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique Seuil 2006 pp.151-153

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