lundi 29 janvier 2007

Différences des guerres saintes médiévales : du jihad à la croisade


«La comparaison du jihad à la guerre sainte chrétienne s’impose tout naturellement à l’esprit. Nous en avons souligné les nombreux points communs. Il convient aussi d’en analyser les différences.
Elles ne sont pas minces.

La première est d’ordre doctrinal. Les musulmans que l’on nomme aujourd’hui « modérés » cherchent à la réduire, voire à la supprimer, en affirmant que l’islam est une religion de paix, que jihad signifie « effort moral intérieur »et non pas « guerre sainte » et que celle-ci n’a pas de véritable fondement coranique. L’examen des textes révélés et de la conduite du Prophète rapportée par la tradition musulmane la plus authentique conduit pour le moins, on l’a vu, à accueillir cette thèse (aujourd’hui d’ailleurs peu suivie par les masses) avec beaucoup de réticence et de multiples réserves. L’attitude radicalement opposée des deux fondateurs de religion, Jésus et Mahomet, devant l’usage de la violence est à cet égard significative.
Il n’est donc guère possible d’éviter cette conclusion : la guerre sainte est admise, sinon préconisée, dès les premiers temps de l’islam, y compris par son fondateur. La notion de guerre sainte est en revanche inconcevable dans la doctrine primitive du christianisme. Le jihad peut, au moins dans une certaine mesure, se réclamer de Mahomet. La guerre sainte, elle, ne peut aucunement se réclamer de Jésus. C’est à dire l’ampleur de la métamorphose qu’a subie sur ce point la doctrine chrétienne.
Il en résulte d’ailleurs une grande cohérence de l’islam sur ce plan. Certes, la doctrine du jihad évolue un peu au fil du temps ; elle tend parfois à se durcir ou au contraire à s’atténuer selon les circonstances historiques. Elle demeure toutefois très semblable à elle-même dans ses grandes lignes, et ne souffre d’aucune contradiction interne.
Il n’en va pas de même de la doctrine chrétienne, qui rejetant d’abord radicalement l’usage de la violence, se heurte bientôt à une difficulté insurmontable dès lors que le christianisme devient religion d’Etat et que se mêlent au sein de l’empire romain devenu chrétien, spirituel et temporel, Eglise et pouvoir. Cette collusion du politique et du religieux, plus manifeste encore à l’époque dite « féodale », conduit l’Eglise à abandonner la position primitive de non-violence prônée par Jésus. Il en résulte une véritable série de mutations doctrinales qui, touches successives, valorisent et sacralisent les combats guerriers menés dans l’intérêt des églises et principalement de la papauté. D’où ce paradoxe souvent relevé et dénoncé : la religion chrétienne, qui se veut religion de paix et d’amour, s’est révélée en réalité tout aussi violente et guerrière voire davantage, que n’importe quelle autre religion.
Une remarque s’impose à ce propos. Dans toutes les civilisations monothéistes, la notion de guerre sainte n’est apparue que dans le cadre d’une théocratie ou prétendue telle. C’est le cas du peuple d’Israel, qui, dans la Bible, se donne pour le « peuple de Dieu », prenant possession par les armes de la « terre promise » à Abraham et à ses descendants pour y fonder un Etat proprement théocratique. Dans cette perspective, la guerre est censée être ordonnée directement par Dieu, ou par la bouche de ses prophètes, et ne peut être que sainte. Religion et politique sont ici étroitement fondues. C’est également le cas, à quelques nuances près, de la communauté musulmane des origines. Elle aussi se veut directement dirigée par Dieu, par l’intermédiaire du Prophète, qui reçoit d’Allah ses directives exprimées par la révélation coranique qui lui est communiquée. Là encore, la guerre menée par les croyants à l’incitation du Prophète guidé et inspiré par Dieu ne peut être que sainte. Et là encore, religion et poltiique sont intimement liées, on peut même dire fusionnées, puisque les croyants forment d’abord une communauté politico-religieuse dirigée par le Prophète, à la fois religieux, chef d’Etat et chef de guerre, dans une société strictement régie par les lois religieuses.
La situation est radicalement différente dans le christianisme primitif. Pourtant, toutes les conditions semblaient être plus encore réunies pour reproduire le même schéma, puisque Jésus est, pour les chrétiens, non seulement un prophète, ou le plus grand des prophètes, mais la Parole même de Dieu, le « Fils de Dieu », défini par la suite comme l’une des trois « personnes » de la divinité. Or, malgré cette très forte affirmation de la révélation divine directe en la personne de Jésus-Christ, le christianisme ne se présente nullement comme une théocratie, précisément parce que son fondateur rejette radicalement tout amalgame entre le religieux et le politique, entre le pouvoir et la foi. Jésus ne vient pas établir sur terre un royaume, un Etat théocratique. Ce refus, d’ailleurs, le condamne à être rejeté par la majeure partie de son peuple d’origine, qui attend précisément un prophète chef de guerre, un libérateur. Or, Jésus prêche un royaume de Dieu qui est d’une tout autre nature que les royaumes de ce monde. Ses fidèles ne sont pas des « citoyens d’un Etat théocratique » qui serait à établir ou à défendre par les armes, mais des citoyens du « royaume des cieux », un royaume que Dieu lui-même établira à la Fin des temps. Par là même, il condamne l’usage de la violence et exclut du même coup toute possibilité d’apparition du concept de guerre sainte dans la doctrine chrétienne originelle. Les martyrs chrétiens ne sont pas des guerriers, ce sont tous des pacifiques, des pacifistes, des non-violents, même lorsqu’ils s’opposent à un Etat païen et persécuteur.
Pourtant, on l’a vu, ce concept de guerre sainte fait lentement surface au fil d’une évolution sur laquelle ce livre a attiré l’attention. Il prend précisément de la consistance-et ce n’est certes pas un hasard-lorsque les aléas de l’histoire conduisent à nouveau à une imbrication, voire à une fusion du politique et du religieux. La guerre sainte, puis la croisade s’épanouissent pleinement lorsque la papauté atteint, en Occident, une structure monarchique et une autorité qui, avec Grégoire VII, tendent à rapprocher l’Eglise d’une théocratie. On retombe alors dans le schéma précédent, et la guerre sainte « chrétienne » trouve pour se développer un terreau presque aussi favorable que dans la théocratie d’Israel ou dans celle de l’Umma musulmane des origines. A cette différence toutefois qu’elle naît en contradiction avec ses propres principes, et avec plusieurs siècles de retard sur les deux premières.


D’autres différences entre jihad et guerre sainte proviennent de la nature et des objectifs de leur mise en pratique.
L’expansion musulmane a suivi les conquêtes de ses guerriers. Il s’agit d’une progressive dilatation destinée à conquérir pour l’islam des territoires. Le jihad des premiers siècles de l’ère musulmane est une guerre de conquête, pas une guerre missionnaire. Le principe coranique est généralement appliqué : « Pas de contrainte en matière de religion. La vérité se distingue assez de l’erreur »(Coran II, 257). Les habitants des régions conquises et soumises à la loi islamiques sont donc autorisés à conserver leur foi, sous certaines conditions, s’il s’agit toutefois de religions monothéistes révélées(religion du Livre). Les païens, polythéistes, ne sont pas tolérés : ils doivent se convertir ou mourir. Les guerres dites « saintes » menées par les chrétiens contre les païens, contre les Saxons par exemple, ou les Wendes de la Baltique, rejoignent le jihad sur ce plan. A l’égard des autres « religions du Livre », le christianisme s’est inspiré des mêmes principes de « tolérance » relative, mais les a mais en pratique, il est vrai, avec moins de « générosité »ou d’humanité.

Seconde différence majeure : le jihad est, presque dès son origine, tourné vers la conquête de territoires. La guerre sainte, à son origine du moins, est au contraire une guerre de re-conquête, d’abord défensive puis offensive. Ce sont d’ailleurs ces traits défensifs qui, ont l’a vu, ont permis l’apparition des caractères sacralisants de ces opérations de protection conduisant à la notion de guerres sainte en Occident. C’est particulièrement le cas des guerres de défense de la papauté devant les raids musulmans, de celles de la reconquista espagnole ou de la croisade vers le Proche-Orient, territoires qui furent tout d’abord chrétiens et étaient encore habités par des populations chrétiennes nombreuses ou parfois même majoritaires.

Une troisième différence notable vient du rôle tenu par les lieux saints. Il peut paraître, à première vue, constituer un élément de similitude : le jihad est d’abord légitimé par la nécessité de défendre la toute jeune communauté menacée à Médine et de « reprendre » les lieux saints de La Mecque. Mais ces objectifs sont très vite atteints et le jihad ne cesse pas pour autant. Il s’amplifie au contraire, et soutient le mouvement de conquête qui, issu d’Arabie, s’étend vers l’Indus, le Bosphore, le Sahara, l’Atlantique, les Pyrénées et au-delà jusqu’à Poitiers. Le mouvement par des lieux saints, La Mecque et Médine. Or, ces lieux saints ne sont jamais menacés et leur défense ne joue aucun rôle, dans la définition du jihad comme dans sa mise en oeuvre et dans sa pratique, avant la renaissance du jihad qui, au Proche-Orient, a suivi la première conquête de Jérusalem par les croisés en 1099. Jérusalem n’est d’ailleurs que le troisième lieu saint de l’islam, mais le premier lieu saint de la chrétienté, comme il l’est aussi pour le judaïsme.
La défense et la reconquête des lieux saints chrétiens jouent en revanche un rôle important dans la formation de l’idée de guerre sainte en Occident, comme on l’a vu tout au long de ce livre. Les trois lieux saints de la chrétienté, à savoir dans l’ordre Jérusalem, Rome et Saint-Jacques-de-Compostelle, étaient en effet conquis ou menacés par les guerriers de l’islam. Le rôle de Saint-Jacques-de-Compostelle est peut-être minime dans la sacralisation de la reconquista espagnole, comme on l’a récemment soutenu.
Mais il n’en va pas de même de Rome, menacée par les raids musulmans dès le IX siècle, et dont la défense, on l’a souligné, a donné lieu aux premières promesses de récompenses spirituelles faites aux guerriers qui combattraient et mourraient pour assurer sa liberté. C’est plus vrai encore de Jérusalem, premier(et de loin !) des lieux saints du christianisme, terre du Christ fondateur, lieu de son tombeau et de son « héritage ».

La sacralisation suréminente de la croisade découle de ce caractère unique de Jérusalem dans la mentalité religieuse des chrétiens du XI siècle.(Voir texte n°22, p. 305 sq.)Il en résulte que la première croisade atteint, pour les chrétiens de ce temps le degré de sacralité qu’aurait eu pour les musulmans un jihad prêché pour délivrer non pas Jérusalem, troisième lieu saint de l’islam, mais bien pour chasser les infidèles de La Mecque, si ces « infidèles » s’en étaient emparés.
La croisade est ainsi l’aboutissement direct, logique mais déplorable, de la formation et de l’acceptation de l’idée de guerre sainte, le fruit vénéneux de la mutation idéologique qui, après un millénaire d’histoire et de conflits, a conduit l’Eglise chrétienne de la non-violence à la guerre sainte et à la croisade, rejoignant ainsi, par de très nombreux points, la doctrine du jihad qu’elle avait si longtemps reprochée à l’islam, et qui a, dans une certaine mesure contribué à la former.
»



Jean Flori Guerre sainte, jihad, croisade violence et religion dans le christianisme et l’islam Seuil, 2002 p.263-269

mercredi 24 janvier 2007

Instruments de prosélytisme



Description apologétique de l'arsenal guerrier de Mahomet par un historien persan musulman du IX -X siècle.

« Le prophète avait sept sabres : l’un, qu’il avait apporté de la Mecque, et qui, le jour de son entrée à Médine, était attaché à son chameau, était désigné par le nom d’Adhbâ ; c’est le sabre qu’il portait la journée de Bedr. Un autre, qui avait appartenu à Monabbih, fils de Haddjâdj, et qui était fameux parmi les Arabes, était appelé Dsou’l-Feqâr ; le Prophète l’avait trouvé dans le butin de Bedr. Trois autres, qui lui venaient du butin des Benî-Qaïnoqâ, étaient nommés : Khaïf, Battâr et le Qola’ite. Deux autre lui avaient été apportés par ‘Ali, qui les avait trouvés dans le temple des Benî-Tayy ; leur noms étaient : Mikhdsam et Rosoub. Il avait trois arcs :Rau’hâ, Baïdhâ et Cafra ; trois lances, dont les noms ne sont pas mentionnés dans cet ouvrage ; trois cuirasses, dont deux Fiddha et Zhafar, lui venaient du butin des Benî-Qaïnoqâ, ; la troisième, une cuirasse longue nommée Fâdhila ou, d’après d’autres Dsât-al-Fodhoul, provenait de Khaïbar. Enfin il avait un bouclier, sur lequel était représentée une tête humaine. Le Prophète donna l’ordre d’en enlever cette image ; elle disparut du bouclier sans que personne n’y touchât. »

Tabarî La chronique Histoire des prophètes et des rois v. II, Actes Sud, 1983, pp. 335-336

samedi 20 janvier 2007

Le mythe de la tolérance en Andalousie : le point de vue des historiens(5)

« Enfin, la commémoration du cinquième centenaire de l'année 1492, qui vit la chute de Grenade et la fin de l'islam andalou, a encouragé certains publicistes à exalter la "tolérance" et le "pluralisme" qui régnaient en al-Andalus avant que les Rois Catholiques ne mènent à son terme la Reconquête. Fruits d'idéologies sommaires, ces diverses visions n'ont guère à voir avec ce que fut réellement la lutte qui opposa pendant neuf siècles-si l'on admet qu'elle se termine avec l'expulsion des Morisques- deux sociétés résolument antagonistes. En effet, les analyses de C.Sanchez Albornoz quant à l"hispanité" foncière de l'Islam andalou paraissent aujourd'hui bien contestables et il ne fait guère de doute que les habitants d'al-Andalus ont été musulmans avant d'être "espagnols". Deux mondes se sont affrontés de manière permanente, des siècles durant, et, comme l'a expliqué J. Perez[1], l'idéalisation qui entoure la mémoire de la Grenade des Nasrides ne doit pas faire illusion, "les deux civilisation au contact sont incompatibles. L'Espagne reconquérante s'est bâtie autour d'un idéal- on serait tenté d'écrire une idée fixe :refaire de la péninsule une terre chrétienne". Cela n'exclut pas les périodes de trêve, voir d'alliances ponctuelles entre princes chrétiens et musulmans. Cela n'exclut pas non plus l'existence de contacts culturels et le jeu des influences réciproques, mais la donnée fondamentale reste la guerre. "Entre maures et chrétiens, jamais d'armistice général ni durable sur toute la ligne de la frontière", seulement des paix ou des accords partiels, toujours fragiles»[2]

[1]J.Pérez, Isabelle et Ferdinand, Rois Catholiques d'Espagne, Paris, Fayard, 1988, p.245
[2]Ph. Contamine, La guerre au Moyen Age, Paris, PUF, "Nouvelle Clio",1980, p.45

Ph. Conrad, Histoire de la Reconquista, Paris, PUF, 1998, pp.5-6

mercredi 17 janvier 2007

Liberté de conscience(1)

Dans la "tolérante" al Andalus, les sectes musulmanes dissidentes sont impitoyablement massacrées.


«
Par la suite apparut à Algesiras une secte dissidente dont les doctrines étaient semblables à celles que professaient les Kharidjites à l’époque où ils maintinrent en rebellion contre Ali, Mo’âwiya et contre leurs successeurs. Abd ibn Nasib écrivit à Al Akam quelques vers où il tentait de le dresser contre eux et l’incitait à leur reprocher ces nouveautés.
« Lance toi avec furie contre le lionceau qu’ils sont en train d’élever pour se rebeller contre toi. Avant qu’ils ne puissent envoyer vers toi une bête plus vigoureuse et adulte. »
Al-Akam quand il reçut ce poème dit « En effet, s’il plaît à Dieu, il faut agir ». Il alla en personne à Algesiras, campa devant les portes de la ville et passa au fil de l’épée la plupart de ses habitants.
»


Iftitah al-Andalus Ibn Al QUT’iya cité in Claudio Sanchez-Albornoz L’espagne musulmane Tome1 pp. 336-367

dimanche 14 janvier 2007

Le mythe de la tolérance en Andalousie : le point de vue des historiens(4)


Signe des temps ? Le mythe de la tolérance dans al-Andalus est remplacé peu à peu par de véritables analyses historiques. Après l'Histoire, l'autre magazine de vulgarisation du savoir historique [Historama] nous brosse un tableau des relations interconfessionnelles dans l'Espagne musulmane plus conforme à la "réalité"historique. Cependant, quelques éléments du mythe mériteraient d'être sérieusement nuancés(cf. "La communauté juive jouit d'une situation favorable,[...])





Mythique Andalousie






"Les relations entre musulmans et les autres gens du Livre (juifs et chrétiens) d'Al-Andalus relèvent davantage d'une cohabitation plus ou moins pacifique que d'un multiconfessionalisme assumé.
Chercher à situer dans l'histoire d'Al-Andalus - l'Andalousie -, partie de la péninsule Ibérique sous domination musulmane, un moment particulier de convivencia, d'esprit ouvert à un « multiconfessionnalisme », relève du mythe. Plus exactement, il révèle ce que l'historien Geary dans La Mémoire et l'oubli à la fin du premier millénaire (Aubier, 1996) appelle une manipulation des « fantômes de la mémoire » créés par des générations d'« historiens » au service d'une cause qui touche leur propre époque. A ce titre, deux postures sont possibles : l'un d'elles peut être résumée par ces propos du grand arabisant Jacques Berque (Andalousies dans Les Arabes, Actes Sud, 1981) : « J'appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l'inlassable espérance », conduisant à se dire : « Peu importait donc la réalité historique de l'Andalousie, pourvu qu'elle fournît la matière d'un projet d'avenir. »








L'autre posture est celle de l'historien « classique » qui tente de remettre en place les événements et les concepts dans leur chronologie, en répétant que la signification que l'on donne aujourd'hui au mot « tolérance » n'aurait aucun sens pour un clerc catalan ou asturien du Xe siècle ou castillan au XIIe siècle, ou bien pour un juriste de Cordoue à la même époque. Cette position est plus ardue, car elle demande des explications qui rendent moins réceptives des restitutions qui ne correspondent pas à ce que nos contemporains veulent entendre, comme le thème du paradis perdu, sorte de référence absolue qui rassure l'esprit en un temps d'un affrontement particulièrement fort, « sacro-sainte Andalousie, écrivait Jean Daniel, où, pendant une soixantaine d'années [avait] régné ce phénomène merveilleux et bouleversant qu'on a appelé l'esprit de Cordoue » (Le Nouvel Observateur, octobre 1994). Toutefois, ce procédé est plus utile à ceux qui veulent trouver des repères sérieux dans un passé qui apparaît comme le moment le plus intense de la confrontation entre islam et chrétienté, car il correspond à une réalité humaine possible. Si l'on adopte cette position, à la question : Al-Andalus, creuset multiconfessionnel ? la réponse est négative.








Les lettrés du Moyen Age sont gens de croyance et de droit. Ils nous ont laissé des écrits étayés par ces principes. Au contraire, la réalité du terrain est beaucoup plus difficile à saisir, par l'absence d'archives que ne compense pas l'abondance de la production littéraire. Sur le plan des principes, la réponse semble simple : le multiconfessionnalisme - islam, judaïsme, christianisme - n'existe que par défaut. Si l'on préfère, il est toléré faute de mieux et pour un temps limité, celui qui correspond à ce qui reste comme temps de vie terrestre avant l'échéance apocalyptique. La légitimité des conquérants arabes et musulmans repose sur le respect et la propagation de la charia, dont les souverains sont les garants. Seul l'islam est vérité, les autres religions, erreurs : le judaïsme et le christianisme sont des prophéties d'un même Dieu que celui de l'islam, dévoyées par leurs adeptes. Les paroles coraniques permettent à Mahomet de créer un cadre de cohabitation entre les musulmans et les « protégés » (dhimmî), qui donnent aux juifs, chrétiens et, un peu plus tard, zoroastriens, la possibilité de vivre avec les musulmans, mais selon des conditions qui les placent en situation d'infériorité dans une société soumise à la loi de l'islam par la conquête.




Donc, en principe, il n'est pas question d'une tolérance plaçant les confessions au même plan, mais d'un « arrangement » permettant de ménager les non-musulmans, très largement majoritaires dans les premiers temps de l'islam, à condition qu'ils reconnaissent la prééminence de la loi coranique. Il n'en va pas autrement en Al-Andalus : les juristes malikites, sous la conduite des émirs omeyyades de Cordoue, imposent ce cadre aux juifs et aux chrétiens.




Au-delà de la norme, saisir une réalité de cette cohabitation est beaucoup plus difficile. Dans l'ensemble, en Al-Andalus comme dans le reste du monde musulman, le gouvernement intervient le moins possible dans la vie des communautés. Seul le refus d'obéissance au pouvoir peut révéler leur existence ; les exemples s'avèrent finalement très rares. Au-delà, la situation des minorités évolue différemment. La communauté juive jouit d'une situation favorable, surtout par rapport à l'époque wisigothique ; le judaïsme vit un renouveau sous la bannière de l'islam, en particulier sur le plan des études religieuses et de la littérature sous toutes ses formes. En revanche, les mozarabes (chrétiens d'Espagne de langue arabe) subissent un déclin numérique progressif, plus marqué que dans les régions orientales ; mais l'absence de données chiffrées ouvre sur des postulats hypothétiques.




Ni l'attitude des autorités, ni la pression fiscale, plus forte sur les dhimmî, ni les événements frontaliers n'expliquent véritablement une situation qui touche l'ensemble des communautés chrétiennes en Islam. Pour Al-Andalus, une thèse récente de Cyrille Aillet sur les mozarabes permet de constater que le déclin qualitatif est postérieur au Xe siècle alors qu'on le faisait commencer un siècle plus tôt. En effet, l'arabisation des lettrés chrétiens les a assimilés à la culture musulmane et la perte du latin n'est pas forcément le résultat d'un déclin culturel ; l'adoption de l'arabe est plutôt un signe de dynamisme, d'adaptation comme en Orient à l'évolution culturelle, permettant une diffusion plus ample de leurs écrits, liturgiques en particulier. C'est au XIe siècle, que les premiers signes de déclin, marqué par une production littéraire plus faible, sont nettement visibles.




Qu'est-ce qui explique ce déclin ? Il tient probablement à une pression sociale de plus en plus forte de la population au fur et à mesure qu'augmente la proportion des musulmans ; la proximité de la frontière joue également : dès la fin du IXe siècle, une émigration des élites, cléricales surtout, renforce le mozarabisme dans le nord, mais affaiblit l'encadrement d'Al-Andalus. La guerre sur les frontières, surtout lorsque le rapport des forces s'inverse en faveur des Etats chrétiens, accentue le scepticisme. A ce moment, on note des déclarations qui marquent une crispation des milieux des hommes de loi. A partir du deuxième quart du XIIe siècle, avec la pression des chrétiens du nord, la situation des mozarabes se dégrade nettement : une expédition du roi Alphonse Ier d'Aragon en 1124, impliquant des communautés mozarabes, provoque une réaction légaliste des juges qui condamnent plusieurs d'entre elles à l'exil au Maroc. La proclamation de la fin de la protection des dhimmî, en 1160 dans l'ensemble de l'Empire almohade (Al-Andalus-Maghreb), accusés d'avoir soutenu les ennemis chrétiens, finit de faire disparaître un mozarabisme déjà moribond, et le geste relève plutôt du symbole.




Ce seraient donc les circonstances qui auraient influencé l'évolution des communautés religieuses minoritaires en Islam et plus particulièrement en Al-Andalus. Leurs élites, lettrés, savants, font partie de l'entourage princier et défendent leurs intérêts. Les chrétiens, devenus minoritaires et moins présents au sommet de la société, sont ballottés au gré des relations entre Etats, d'autant plus à proximité des frontières. La diminution de leur nombre et l'éloignement des chrétiens de la cour, surtout à partir du XIIe siècle, sont probablement des raisons fortes de leur marginalisation.




Si la conversion forcée n'existe pas, ils sont « minoritaires » dès la conquête arabe, selon la loi établie à partir des débuts de l'Islam, même lorsqu'ils sont plus nombreux, car les Etats médiévaux se légitiment au nom d'une religion universaliste et eschatologique, où seuls ceux qui sont dans la voie droite peuvent accéder au salut. Il n'y a donc pas multiconfessionnalisme, mais cohabitation temporaire. Après, l'attitude des autorités et des populations varie selon les circonstances : la période d'expansion en Méditerranée conduit les autorités islamiques, qui ont besoin des protégés, à une attitude de recul par rapport à des règles de différenciation qui apparaissent surtout au XIe siècle et au-delà : port vestimentaire distinctif, défense de toute marque ostentatoire, etc. Cette évolution est également le fruit d'une autre mutation : l'Islam s'inspire des modèles politiques et culturels antiques durant les premiers siècles. Avec la domination numérique et intellectuelle de l'islam, les références externes disparaissent peu à peu de la mémoire collective car ils n'ont plus de sens et l'islam, remarquablement servi par des générations de penseurs, se suffit à lui-même. Cette unité de référence est renforcée par une faible attirance pour les courants extérieurs, suspects d'innovation, donc d'hérésie. En revanche, si la « tolérance » n'est pas un concept médiéval, il est vrai que le statut de « protégés » est une nouveauté par rapport au christianisme qui, du coup, s'en inspirera, par exemple après la prise de Tolède en 1085, pour faire cohabiter les religions, avec le même esprit, loin de notre « tolérance multiconfessionnelle ».




samedi 13 janvier 2007

Khomeini : la place du gouvernement




"Le gouvernement, qui est une branche de l'autorité absolue du Prophète de Dieu, relève d'une des institutions fondamentales de l'Islam et précède toutes les autres institutions qui peuvent être considérées comme des branches secondaires"


Rouhollah Mousavi Khomeini décret du 7 janvier 1988

jeudi 11 janvier 2007

Le mythe de la tolérance en Andalousie : le point de vue des historiens(3)




« Les grandes lignes de la légende, dans la forme simplifiée et dramatisée sous laquelle les grands événements historiques atteignent si souvent l’imagination populaire, étaient bien définies. Les juifs avaient prospéré dans l’Espagne musulmane, avaient été chassés de l’Espagne chrétienne, et avaient trouvé refuge dans la Turquie musulmane. La réalité était naturellement plus complexe, moins idyllique, moins unilatérale. Il y avait eu des moments de persécution sous les musulmans et des moments de prospérité sous l’autorité chrétienne en Espagne-et beaucoup d’Etats chrétiens, aussi bien que la Turquie, avaient donné asile aux réfugiés juifs espagnols. Même en ses meilleurs moments, l’Islam médiéval fut assez différent du tableau offert par Disraeli et par d’autres écrivains romantiques. L’âge d’or de l’égalité des droits était un mythe, et si l’on y croyait, c’était la conséquence plutôt que la cause de la sympathie juive pour l’islam. Le mythe fut inventé par des juifs d’Europe au XIX siècle comme un reproche adressé aux chrétiens-et repris par les musulmans de notre temps comme un reproche adressé aux juifs. »

Lewis Bernard Le retour de l’islam in Islam Gallimard p.1086

mercredi 10 janvier 2007

Le mythe de la tolérance en Andalousie : le point de vue des historiens (2)


« Dans une perspective européenne, ou plus largement euro-arabe, par ailleurs, on a trop souvent mythifié l’histoire d’Al-Andalus, où l’on a voulu voir, aussi bien en Occident que dans l’imaginaire arabe, à la fois un paradis perdu et le modèle de possibles « Andalousies » consensuelles du futur. Dans un article paru dans le Nouvel Observateur en octobre 1994, Jean Daniel évoquait une « sacro-sainte Andalousie où, pendant une soixantaine d’années environ, [avait] régné ce phénomène merveilleux et bouleversant qu’on a appelé ‘l’esprit de Cordoue ‘. Il est permis d’admirer les réalisations du califat de Cordoue et de constater que, dans sa phase centrale, il a correspondu effectivement à un moment de relatif apaisement des tensions ethno-religieuses qui ont si souvent marqué l’espaces méditerranéen au cours de l’histoire. Mais on n’est pas obligé de respecter le tabou qui semble parfois affecter une histoire d’al-Andalus excessivement marquée de volontarisme consensualiste et à laquelle on ne pourrait pas toucher de peur de détruire le fragile espoir entretenu de part et d’autre de la Méditerranée de retrouver un jour cet « esprit de Cordoue ». [...] « L’avenir, cependant, ne peut s’édifier sur des équivoques et des mythes, et al-Andalus, comme beaucoup d’épisodes de l’histoire où l’Occident et le monde arabe se sont rencontrés et confrontés, a souvent donné lieu à des interprétations quelque peu mythiques. »

Guichard Pierre, Al-Andalus, Hachette, 2000 p.11

« Au tournant du IX et X siècle, la composition ethno-religieuse de la population a donc encore l’allure d’une mosaïque composite, où se juxtaposent plutôt qu’ils ne s’associent des éléments arabes, berbères et indigènes, musulmans et chrétiens, mais aussi juifs, toujours prêts à se dresser les uns contre les autres »

Ibid. p.68

mardi 9 janvier 2007

Le mythe de la tolérance en Andalousie : le point de vue des historiens(1)

« Il faut renoncer aussi à un autre mythe : celui d’une Espagne accueillante et tolérante. Il y a longtemps que l’historien Y.Baer a récusé le terme d’âge d’or que certains ont cru pouvoir employer pour désigner cette période de l’histoire des Juifs d’Espagne. Il fait observer que la prospérité des Juifs à cette époque n’a été possible que grâce à la négligence et au laxisme des autorités musulmanes, peu empressées d’appliquer rigoureusement le pacte de la dhimma. Cette prospérité était précaire ; bien loin d’être la conséquence d’une politique délibérée d’ouverture et de tolérante, elle dépendait entièrement de la bonne volonté, donc de l’arbitraire et du caprice des souverains. On peut faire les mêmes remarques à propos des mozarabes. La tolérance suppose l’absence de discrimination à l’égard des minorités. Ce n’est pas le cas dans l’Espagne musulmane, ni plus tard de l’Espagne reconquérante. Les maîtres du pays ont toujours été convaincus de la supériorité de leur foi. Juifs et mozarabes n’ont jamais été que des sujets de seconde catégorie. »

Perez Joseph, Histoire de l’Espagne, Fayard, 1996 p.46

jeudi 4 janvier 2007

La dette d'Al andalus(2) ou l'histoire de la « basilique-mosquée-cathédrale » de Cordoue

Addendum du 07/01/2007 : Pour compléter cet article, je conseille de consulter l'analyse architecturale-photo à l'appui du conservateur de cet édifice religieux.



Dans un article paru dans le Monde du 30/12/2006,Cécile Chambraud, correspondante du journal à Madrid, nous informe de la querelle qui oppose les « autorités » catholiques de Cordoue avec les « autorités » musulmanes de cette ville à propos d'un lieu de culte.
Pour essayer de contextualiser cette rivalité confessionnelle, la journaliste dresse un rapide tableau historique. Ainsi, elle écrit :"Pouvoir prier dans ce lieu magique édifié pendant deux siècles (785-987) par les émirs, puis califes Omeyyades, littéralement éventré par une église cathédrale au XVIe siècle, après la Reconquista chrétienne d'Al-Andalus, est une revendication ancienne des musulmans espagnols."[1]Cette présentation historique tronquée lui permet d'utiliser le terme de "mosquée-cathédrale"(3 occurrences) pour désigner ce lieu de culte. L'histoire d’un édifice cultuel sur cet emplacement commencerait donc avec l'implantation d'une mosquée et continuerait avec sa subtilisation et transformation en cathédrale par les chrétiens au XVI siècle.

Or, l'histoire est un peu plus complexe que ne le laisse entendre le "reporter" du Monde.
Avant l'invasion islamique de Cordoue, la vie religieuse des chrétiens se déroulent en partie autour d’un grand complexe clérical-construit entre le IV et le VI siècle- qui comprend outre la basilique Saint Vincent, une école de clercs et divers services de charité. En 711, les troupes islamiques envahissent la ville et détruisent une partie du complexe. Une partie de la basilique Saint Vincent est réquisitionnée par les musulmans tandis que l’autre partie est réservée aux chrétiens. En 743, les chrétiens sont parqués dans les faubourgs, l'émir-gouverneur d'Al-Andalus leur enlève toute les églises du centre urbain, sauf la moitié de la basilique. En 785, l’émir Ald al-Rahman supprime cette moitié contre indemnité, pour transformer l'ensemble de l'édifice en mosquée. [2]" Le coût des travaux fut prélevé sur la vente du butin de l'expédition de Narbonne et une partie des matériaux prélevée sur les édifices détruits à Tolède. (...)La plupart des colonnes sont des colonnes de remploi empruntées à des monuments romains ou wisigoths, de même que les chapiteaux corinthiens, tous différents. Certaines colonnes, trop courtes, ont dû être exhaussées".[3]Al Hakam II procéda à des travaux d'agrandissements. "Le calife envoya une ambassade à Byzance auprès de l'empereur Nicéphore Phocas pour lui demander un ouvrier spécialisé dans le travail d'incrustation de la mosaïque. L'ambassade ramena l'ouvrier ainsi que trois cent vingt quintaux de mosaïque offerts par le basileus."[4]Les travaux d'agrandissement de la mosquée sous Al-Mansur employèrent " comme main-d'oeuvre un personnelle varié constitué par des captifs chrétiens, galiciens, francs et mêmes des prisonniers grecs(rumaniyyûn)"[5]En 1236, la « basilique-mosquée » devient une cathédrale. A partir de 1523, elle prend sa configuration architecturale actuelle.




Il reste à savoir si l’écriture partiale de cette histoire est le fruit de l'ignorance historique, de l'incompétence journalistique, d'un problème de lecture de dépêche AFP[6], ou d’un choix idéologique. Gageons que si le Monde s’engage à employer un vocabulaire destinée à retracer l’historique des lieux religieux dans ses articles, nous aurons droit à l’emploi du vocable "synagogue-temple romain- mosquée-église-mosquée" de "Jérusalem-al Aqsa" pour désigner le lieu de culte principal musulman de cette ville "d'Israel-Palestine".

Notes :
[1]http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3214,36-850638@51-846229,0.html
[2]Charles Emmanuel Dufourcq La vie quotidienne dans l'Europe médiévale sous domination arabe Hachette, 1978 p.72
[3]André Clot L'espagne musulmane Perrin,1999 p.151
[4] Sénac Philippe Al Mansur, Perrin, 2006 p.80
[5] Ibid, p.81
[6]http://www.lemonde.fr/web/depeches/0,14-0,39-29243023@7-37,0.html extrait" "L'évêque a tenu à préciser que l'édifice, chef-d'oeuvre de l'architecture omeyyade (785-987), convertie en cathédrale en 1236 pendant la Reconquête chrétienne, avait été construite sur les ruines d'une basilique wisigothe, selon El Pais"AFP 28.12.06 12h07
Voir aussi l' article du journal ABC pour avoir l'ensemble des faits et pouvoir comparer avec la présentation du Monde:http://www.abc.es/20061228/nacional-nacional/iglesia-niega-abrir-mezquita_200612280305.html

mercredi 3 janvier 2007

Lumières d'Al-Andalùs

« De nombreux ouvrages de la grande bibliothèque de Cordoue avaient été détruits peu après son arrivée au pouvoir. Sous l’influence, semble-t-il, de Zubaidi, le précepteur du calife, il ordonna, cette fois, de brûler et de détruire les ouvrages traitant des sciences anciennes. Il convoqua les ulémas les plus renommés, les conduisit dans la grande bibliothèque de Hakam II, où il leur dit qu’il avait résolu de détruire les livres qui traitaient de philosophie, d’astronomie et d’autres sciences interdites par la religion. Il les pria de trier eux-mêmes les livres à détruire. Quand ils eurent accompli leur besogne, il en fit jeter une partie dans des puits, enfouir d’autres sous la terre. Puis il fit dresser des bûchers auxquels il mit lui-même le feu. C’était un acte de vandalisme impardonnable.[...] Comme il s’y attendait, cet acte odieux produisit un excellent effet parmi les ulémas et le peuple, d’autant plus qu’à partir de ce moment il manifesta une piété ostentatoire. Il se proclama le soutien de la religion et l’ennemi juré des philosophes. »

André Clot L’Espagne musulmane. Perrin, p.145