vendredi 13 juin 2008

L'affaire gouguenheim[7] : défense contre un procès stalinien /témoignage de l'accusé


Que devons-nous aux philosophes arabes ?
Propos recueillis par, Ceaux Pascal, Christian Makarian, mis à jour le 12/06/2008 - publié le 12/06/2008

Dans un livre critiqué, l'historien Sylvain Gouguenheim minimise l'influence du grand penseur musulman Averroès sur l'Europe chrétienne médiévale. Il s'explique et répond à ceux qui le taxent d'« islamophobie ».

La polémique éclate au mois d'avril. Le Monde mentionne favorablement le livre de Sylvain Gouguenheim intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel (Seuil). L'auteur, professeur d'histoire à l'Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon, y développe l'idée que l'héritage grec a été transmis à l'Europe chrétienne médiévale directement aux xie et xiie siècles, et non par l'intermédiaire des philosophes arabes, notamment Averroès, grand commentateur d'Aristote.
Ce point de vue, à contre-courant de la recherche contemporaine, fait aussitôt scandale. Un collectif international de 56 philosophes et historiens publie dans Libération une pétition qui dénonce une « démarche » qui « n'a rien de scientifique » et « relève d'un projet idéologique aux connotations politiques inacceptables ». Spécialiste reconnu de la philosophie au Moyen Age, Alain de Libera ironise dans Télérama sur une hypothèse qu'il relie à l'« islamophobie ordinaire ». Il est aussi reproché à Gouguenheim d'avoir cité dans ses remerciements un auteur d'extrême droite. A la demande d'enseignants de l'école, un conseil scientifique de l'ENS Lyon est chargé d'évaluer l'ouvrage et d'en discuter avec l'auteur, le 19 juin.
En attendant, Sylvain Gouguenheim a interrompu son enseignement. Il vient de recevoir l'appui d'historiens polonais de l'université Copernic de Torun, qui font référence à la censure des recherches à l'époque soviétique. « Est-ce que l'historiographie française se dirige vers ces pratiques ? » s'inquiètent-ils.




Vous n'êtes pas un spécialiste d'Aristote, mais des chevaliers Teutoniques. Comment vous est venue l'idée de ce livre ?
Elle m'est venue à l'occasion d'un cours, il y a cinq ou six ans, sur les échanges culturels en Méditerranée aux xie et xiie siècles. J'étais alors totalement convaincu par la thèse que je critique aujourd'hui. J'adhérais à l'idée que le Moyen Age occidental avait redécouvert Aristote et le savoir grec par la traduction des textes arabes en latin grâce à la filière espagnole, notamment à Tolède dans la seconde moitié du xiie siècle. En voulant améliorer ce cours, et en marge de mes recherches, je tombe sur l'article d'un historien italien consacré à Jacques de Venise. Pour moi, c'est une découverte. Il fait état d'une série de traductions directes du grec au latin par Jacques de Venise et d'autres auteurs anonymes, au Mont-Saint-Michel et dans la France du Nord. A ces travaux s'ajoutaient les premiers commentaires de l'oeuvre même d'Aristote, du moins de textes qu'on ne connaissait plus en Occident, la Physique, la Métaphysique ou De l'âme. J'étais surpris de ne pas retrouver ces faits dans la plupart des manuels de base.


Vos détracteurs affirment qu'il n'y a aucune preuve de la présence de Jacques de Venise au Mont-Saint-Michel...
L'historien italien auquel j'ai fait référence n'est pas catégorique. Il y a quand même un indice dans la chronique du Mont-Saint-Michel rédigée par l'abbé du Mont Robert de Thorigny. Vers 1150, il rajoute en marge de son récit une phrase évoquant le travail de traduction d'Aristote par Jacques de Venise vers 1127. Ce n'est pas une preuve absolue de sa présence, d'autant moins qu'on connaît mal sa vie. Mais cette note interdit de dire qu'il n'y a jamais mis les pieds. Indiscutable, en revanche, est la circulation de nombreuses copies de Jacques de Venise parmi les cercles savants au xiie siècle.


Votre démarche vise-t-elle principalement le philosophe arabe Averroès, présenté comme le passeur d'Aristote vers l'Occident ?
Non. Je ne sous-estime pas l'influence d'Averroès, en particulier au xiiie siècle. Je dis simplement qu'il y a un rééquilibrage à opérer. Je me suis appuyé sur les meilleurs spécialistes de l'Islam. Et j'ai eu le sentiment d'une grande différence entre les articles des savants et les manuels scolaires. Ce qu'on diffuse dans le public est tronqué : on parle de l'intermédiaire arabe, pas de la « filière grecque ». J'ai donc conçu le projet d'un gros article. Il y a trois ans, j'en ai discuté avec un éditeur qui m'a encouragé à publier un livre en ce sens. Cela n'a pas eu de suite. Puis, il y a deux ans, j'ai été contacté par une éditrice du Seuil pour un ouvrage sur les croisades. De fil en aiguille, nous en sommes venus à parler de mon projet sur Aristote. Elle l'a lu, et elle m'a dit d'accord.


Votre livre remet en question la figure d'un Averroès qui serait un pont entre l'Islam et l'Occident, au profit d'une version plus conflictuelle de la pensée du philosophe arabe. Est-ce que ce n'est pas cela qui choque ?
Sans doute, bien que je ne sois pas le premier à l'écrire ! Je dis une chose simple : il faut voir les hommes du Moyen Age tels qu'ils étaient vraiment. Averroès est un grand génie du Moyen Age, mais il ne faut pas en faire un homme du xxe siècle. Je pense la même chose de saint Thomas ou de Maimonide. Ne les transformons pas en « agnostiques » ou en « tolérants », notions anachroniques. Je ne suis pas pour autant un partisan de Samuel Huntington et de sa théorie du « Choc des civilisations ». On m'a reproché de prendre l'hellénisation comme un critère de supériorité. Ce n'est pas le cas. J'adore le Japon ou la Chine, qui n'ont rien de grec ! L'hellénisation est un critère de distinction. Je ne suis pas contre les ponts entre les civilisations. Mais on ne les construira pas en s'appuyant sur un Moyen Age de fiction. A cette époque, l'idée de dialogue des civilisations n'existait pas.

N'accréditez-vous pas l'opposition d'un bon usage occidental des Grecs et d'une absence d'usage des mêmes en Islam ?
L'Europe et l'Islam du Moyen Age ont filtré, choisi ce qu'ils voulaient reprendre des Grecs. Il est nécessaire, en outre, de distinguer l'islam comme religion ou comme civilisation. L'héritage grec est repris dans la dernière acception : les philosophes musulmans connaissent Aristote, mais aussi Plotin ou Euclide, le mathématicien. Mais les théologiens ne semblent pas avoir suivi le même chemin.

Comment expliquez-vous l'ampleur de la polémique provoquée par votre livre ?
J'ai mis en cause, sans violence, une doxa. J'ai aussi dérangé ce qu'on appelle le mandarinat. Pour les spécialistes, je ne suis pas habilité à m'exprimer sur le sujet. Je ne serais pas compétent car je suis sorti de mon domaine habituel. Ce n'est pas accepté. On ne me le pardonne pas. J'ai seulement voulu m'adresser au grand public. Ce que je regrette, c'est qu'à un livre qui peut être discuté on répond par des pétitions et le lynchage médiatique.