mercredi 29 novembre 2006

Tolérante Al-Andalus : une société d'apartheid (2)?



Dans tout cet ensemble de lois, la pire est sans doute le rituel imposé pour le paiement de la capitation, tel qu’il est décrit dans un manuscrit arabe conservé à la bibliothèque de l’Escurial, pour les dhimmi qui vivent non dans une zone ou ville autonome, mais dans le dar al-Islam, comme membre d’une communauté infidèle dans un quartier urbain, dans un faubourg ou à la campagne. Ce paiement a lieu à jour fixe, une fois par mois, en public. Les musulmans qui assistent à cette séance ont le droit de bousculer et rudoyer l’infidèle qui vient « faire acte de soumission » en payant son tribut personnel ; ils cirent effectivement à cet « impie » : « Oh ! Ennemi d’Allah, paye la capitation ! » C’est une sorte de spectacle. Chacun de ceux qui doivent payer est tenu de se présenter personnellement, ne pouvant envoyer un émissaire à sa place : il doit donc entrer dans la pièce où se trouve le percepteur musulman, qui se tien normalement assis à l’orientale, sur une natte ou un tapis ; il doit rester debout devant lui ; puis, en lui tendant son argent[65] Ce cérémonial s’applique d’une manière relativement enjouée et non dénuée d’une certaine camaraderie condescendante. Il n’ en est pas moins humiliant. Mais est-il souvent en vigueur ? On peut se le demander car les impôts sont parfois affermés ; il est vrai que l’affermage ne semble effectué que pour la contribution foncière ; la capitation payable en numéraire et suivant un tarif fixe, a pu facilement échapper à ce mode de perception. Quant aux préposé aux impôts, dans les communautés de dhimmi, ils semblent avoir été des comptables-et agents recenseurs-, plus que des percepteurs à proprement parler.Tout ce qui touche à l’essentiel, c’est-à-dire à la religion, est entouré de règles strictes et d’interdits. Si dans un ménage chrétien, la femme se convertit à l’Islam, le mariage est automatiquement rompu ; au contraire si c’est le mari qui devient musulman, sa femme, même si elle reste chrétienne, est obligée de rester son épouse.Un chrétien ne peut hériter d’un mahométan, sauf,-nous l’avons dit- s’il est esclave et si c’est son maître qui lui fait un petit legs en mourant. Si l’esclave d’un dhimmi se convertit à l’Islam, il doit être immédiatement vendu à un musulman. Un infidèle ne peut avoir à son service aucun mahométan, même comme salarié. Il est interdit aux chrétiens d’apprendre le Coran et d’en parler à leurs enfants, de même qu’il leur est défendu de parler du Christ avec des musulmans. Si l’Islam admet que ces « polythéistes » gardent des églises, ils n’ont pas pourtant pas le droit d’en construire de nouvelles, ni de nouveaux couvent ou ermitages ; ils ne sont pas davantage autorisés à surélever leurs anciens édifices religieux ; ils ont seulement le droit de les maintenir en bon état, mais il ne leur est pas permis de réparer ceux d’entre eux qui se seraient détériorés, surtout s’ils sont dans un quartier musulman. Tout est prévu dans le moindre détail : il est interdit de remplacer dans ces édifices, des murs ou constructions de brique crue par des éléments en pierre ; si une église était en construction avec une façade inachevée au moment de l’incorporation de son territoire au dar al-Islam, la façade ne doit pas être terminée ; seuls des achèvements intérieurs sont possibles ; ne sont licites que des « surélèvements de portes d’églises », « s’ils sont rendus nécessaires par un exhaussement du sol »[66]Eglises et chapelles doivent être ouvertes constamment, de jour et de nuit ; les voyageurs musulmans qui le désirent doivent y être logés et nourris durant trois jours. A l’intérieur d’un église, on ne doit sonner cloches et clochettes que très doucement, « en faisant le moins de bruit possible », et il est interdit de « trop élever la voix » en priant, surtout si un musulman se trouve l’édifice.Aucune croix ne doit être placée à l’extérieur d’aucun bâtiment. Quand les prêtres se rendent au domicile d’un mourant ou d’un malade, ils ne doivent transporter d’une manière visible ni croix ni Evangiles, s’ils passent par des rues ou des chemin que des musulmans peuvent fréquenter. Lors des cortèges funèbres qui ne peuvent jamais être pompeux, les prières n’ont pas être dites à haute voix, et les cierges allumés sont prohibés dans les rues où vivent des musulmans. Il faut voiler le visage du défunt qui est transporté suivant l’usage médiéval sur un « brancard mortuaire ». Les chrétiens doivent être enterrés dans des cimetières qui leur sont propres, éloignés de ceux des musulmans, mais leurs familles sont parfaitement libres de placer sur les tombes des inscriptions religieuses en latin[67]En aucune circonstance et sous aucun prétexte, des processions chrétiennes ne peuvent passer dans des rues musulmanes ni dans les souks, avec des statues, des palmes, des cierges ou des chandelles. D’aucune manière, un « polythéiste » ne doit tenter de propager ses erreurs religieuses auprès des musulmans. D’ailleurs, un mahométan qui devient chrétien est immédiatement condamné à mort, même s’il est un ancien chrétien qui s’était provisoirement converti à l’Islam. Est aussi passible de la peine de mort tout chrétien, homme ou femme, qui nie la divinité d’Allah en prétendant que Jésus est Dieu, en disant de Mohammed qu’il est un faux Prophète, en dénigrant le Coran, ou en blasphémant[68]Bien que tout soit fait pour éviter promiscuité et contacts entre musulmans et chrétiens, des relations de coexistence s’établissent qui peuvent conduire à des querelles ; les deux parties en présence ne sont pas alors jugées suivant les mêmes critères : un dhimmi qui tue un mahométan peut être condamné à mort, quelles que soient les circonstances du meurtre, tandis qu’un croyant qui assassine un infidèle n’est passible de mort que s’il est convaincu de préméditation et de perfidie. Si, pour un tel meurtre, un musulman est condamné à verser une indemnité à la famille de la victime chrétienne, cette compensation est chiffrée à quatre cents dirhem ; mais s’il en acquitte une pour avoir tué un musulman, elle s’élève au double[69]En matière de droit civil, il existe également des critères de différenciation : en aucun cas, par exemple, un chrétien ne peut se rendre acquéreur d’un esclave capturé par des croyants ; et des associations commerciales entre dhimmi et musulmans ne sont possibles qui si leur direction appartient à l’un de ces derniers[70]Ainsi, toute une série de prescriptions variées régit les rapports entre infidèles et croyants. Leur nature religieuse les insère dans la Loi inflexible et inéluctable. Le plus grave est qu’elles suscitent parfois la haine et la violence contre les « protégés ». Il arrive, ici ou là, qu’une foule musulmane, où les néo-convertis se distinguent par leur arrogance, insulte et trouble des célébrations du culte chrétien, surtout les enterrements , au passage de ces cortèges funèbres, s’élèvent parfois des cris passionnés dictés par l’aversion : « Allah ! Ne sois pas miséricordieux à ces infidèles ! » Les plus excités lancent des pierres et des immondices vers le brancard mortuaire et vers les prêtres. Quand ceux-ci se déplacent isolés, ils sont parfois pris à partie par la populace, surtout par les enfants, qui s’amusent à leur jeter des pierres, en chantant quelque couplet burlesque tournant la croix en dérision[71].Certes, l’Islam n’admet pas ces excès et, en général, les autorités veillent au respect du statut des dhimmi, mais les simples transforment aisément le mépris condescendant en hargne déchaînée.


Charles emmanuel Dufourcq La vie quotidienne dans l’Europe médiévale sous domination arabe » p.161-168


[65] Simonet p.92

[66]Ibid. p.81,94,96,802 ; Amari : I, 620 ; Idriss : 178-179

[67] Simonet p. 84, 624, 802-803; Amari : I,p.618-620

[68] Simonet p. 85, 88, 802 ; Idriss p.171et 195

[69] Simonet p. 98

[70]Ibid. : p. 804

[71]Ibid. : p. 364

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