« Les contacts des musulmans avec les chrétiens paraissent avoir été relativement limités », remarque Pierre Guichard[45]. Ce n’est pas étonnant. Les mahométans les plus croyants s’abstiennent toujours de parler à des « infidèles » ; si cela est inévitable, enseigne un faqi, il faut leur adresser la parole à distance, en prenant soin de ne pas frôler leurs vêtements[46]
Le fameux Malek ibn Anas(mort en 795), cadi de Médine, dont les préceptes sunnites, le malékisme, ont été suivis et utilisés comme règles de vie en Espagne, a défini de quelle manière le croyant (en Allah) doit se comporter. Interrogé pour savoir si l’on pouvait manger avec un « infidèle », il avait répondu : « Ce n’est pas défendu ; mais personnellement je ne cultuiverai pas l’amitié d’un chrétien »[47]
Dans une précieuse étude analytique de consultations juridiques, données par des muphtis de l’Occident musulman, l’un de nos islamologues actuels, H.R. Idris, a rassemblé une gerbe de citations instructives ; tel faqi affirme : « Mieux vaut ne pas fréquenter les gens d’une autre religion » ;et il précise on peut rendre service à un dhimmi et lui parler avec gentillesse, mais « non avec déférence ». Un autre « docteur de la loi » musulmane indique à l’un de ses coreligionnaires qui lui demande conseil : « Si un dhimmi te salue en disant : « Que le salue soit sur toi ! », réponds-lui « Sur toi ! », et rien de plus[48] »
D’ailleurs, il est interdit aux « infidèles » d’utiliser les mêmes formules de salutation et les mêmes paroles que les mahométans. Certes, les relations restent possibles : les muphtis admettent par exemple qu’un musulman puisse avoir un puits en commun avec un chrétien ; l’un deux explique pourquoi : « Ce n’est pas vicieux, car Allah n’interdit pas à ses fidèles de consommer la nourriture des dhimmi[49] »
N’empêche qu’un bon mahométan ne peut se lier avec « un polythéiste ».[50]
Chaque fois qu’un problème lui est soumis à propos de relations avec des chrétiens, tout faqi l’étudie à la lumière de ce verset du Coran, qu’il et toujours prêt à rappeler et commenter ; « Croyants ! Ne prenez pas infidèles pour confidents. Ils ne failliraient pas à vous pervertir : ils veulent votre perdition[51] ! »
Selon le savoir-vivre musulman, si un croyant éternue, son coreligionnaire qui est à proximité doit lui dire : « Qu’Allah ait pitié de toi ! » Mais –nuance- si c’est un dhimmi qui éternue, un musulman doit lui dire « Qu’allah te dirige pas le meilleur chemin ! », ou encore : « Qu’Allah t’améliore ! », phrases à double sens[52]. De même, il est recommandé aux mahométans de ne pas prendre de nouvelles d’un infidèle ni de sa « maisonnée ». Bref, envers juifs et chrétiens, il faut toujours « observer une certaine réserve ».[53]
De surcroît, des prohibitions existent. Il est formellement interdit à tout musulman de faciliter aux chrétiens la célébration de leurs fêtes, notamment de leur prêter ou louer des bêtes de somme à cette occasion[54]. L’Islam édicte de très nombreux préceptes, destinés à éviter que ne soient confondus infidèles et croyants. En Sicile, un indigène chrétien n’est pas autorisé à porter un nom propre en usage chez les musulmans. Dans al-Andalus, on n’admet pas qu’il puisse utiliser un surnom habituel chez les fidèles. En Sicile, les dhimmi sont obligés d’arborer un signe distinctif sur leurs vêtements : une sorte d’écusson ou d’insigne ; leurs turbans, s’ils en portent, doivent être d’une autre coupe ou d’une autre couleur que celles adoptées par les croyants ; si par mégarde, ils ont acquis un turban d’une couleur utilisée par les mahométans, ils ne doivent le placer sur leur tête qu’après en avoir teint autrement l’extrémité visible. Toujours en Sicile, le port d’une très large ceinture est imposé aux chrétiens : en cuir ou en laine, placée sur les habits d’une manière très voyante.
En espagne aussi, les infidèles sont tenus de ne pas avoir de vêtements ayant « la même coupe et la même forme » que ceux des musulmans, ni de chaussures de même type, ni « aucun vêtement luxueux ».[55]
Il est pareillement défendu aux dhimmi de se raser complètement la tête : on ne les autorise à tondre que la moitié antérieure du crâne. Cette curieuse réglementation est à comparer avec l’habitude hispanique des mèches sur le front : on entrevoit une sourde lutte de préceptes et de modes[56].
D’autres prescriptions sont dictées par la méfiance et la fierté : un dhimmi ne doit jamais porter d’épée ni aucune arme, ne pas en fabriquer, ne pas en avoir chez lui, il ne doit jamais discuter le pouvoir musulman ni ses décisions, ni nuire aux croyants d’aucune manière ; il est tenu de dénoncer aux autorités tout projet ou activité anti-islamique(espionnage, conspiration, fraude fiscale) et il ne doit parler qu’avec respect de la loi musulmane[57].
Plus encore : tout chrétien est, en une certaine mesure, au service des musulmans, il a l’obligation de donner l’hospitalité gratuite, avec vivre et couvert, à tout voyageur ou passant mahométan qui la lui demande.[58]
Enfin, de règles vexatoires sont en usage. Un « protégé » ne doit pas monter à cheval ; il lui faut se contenter des mules ou d’ânes ; encore doit-il s’y placer en amazone et non en cavalier, en n’utilisant que des selles et étriers pour animaux de bât et en n’empruntant, quand il est sur une de ces bêtes, que des chemins ou voies peu fréquentés.[59]
Toute infraction est sévèrement punie. Un muphti consulté au sujet d’un chrétien qui avait osé monter à cheval, déclare que ce coupable mérite vingt coups de fouet et un temps de prison[60].
Tout un « code de politesse et de respect » est imposé ; si un chrétien, monté sur une mule ou un âne, est amené à passer devant une mosquée, il doit descendre à terre dès qu’il voit l’édifice et passer devant lui à pied, à tenant sa monture par la bride. Sur la voie publique qu’il soit à pied ou monté, un dhimmi doit toujours céder le pas aux musulmans, en leur laissant le meilleur endroit où circuler. Si des infidèles sont assis en groupe, en plein air ou dans un lieu public, et qu’un musulman passe ou s’approche, entre ou sorte, ils doivent se lever ; ils doivent lui parler avec respect et lui céder un siège le cas échéant. Nulle part un dhimmi ne peut occuper une meilleure place-dans une réunion ou assemblée-qu’un mahométan[61]
Les maisons des infidèles, si elles sont proches des demeures musulmans, doivent être plus basses que celles-ci, car les incroyants ne doivent pas pouvoir regader de chez eux chez des mahométans. Ces maisons de dhimmi doivent porter un signe distinctif, pour que l’on sache qu’elles ne sont pas habitées par des musulmans. Aucune inscprition en caractères arabes ne doit figurer sur leurs portes. Il est de même interdit aux infidèles qui ont des boutiques de placer sur celles-ci des enseignes ou écriteaux rédigés dans la langue du Prophète[62].
Les femmes dhimmi ne peuvent entrer dans un hammam si des musulmanes s’y trouvent, et elles doivent en sortir si des musulmanes y arrivent ; cela est imposé au moins en Sicile[63]. Cette prescription ne semble pas appliquée pour les hommes dhimmi vis-à-vis des mahométans ; pourtant, le moindre contact est frappé d’interdit : « Un musulman qui a acheté un vêtement chrétien ne doit pas le porter quand il fait la prière.[64] » Il est vrai que les contactes impurs qui ont pu souiller le croyant avant une de ses oraisons sont lavés par les ablutions qui la précèdent. "
Charles emmanuel Dufourcq La vie quotidienne dans l’Europe médiévale sous domination arabe » p.161-168
[L'auteur est agrégé d'histoire, docteur ès lettres, professeur du Moyen Age à l'Université de Paris(Nanterre); Il est membre correspondant de la Real Academi de Buenas Lettras]
Notes p. 274 [La présentation des notes a été modifiée par rapport à l'original afin de permettre aux lecteurs de disposer des références complètes des ouvrages cités dans le texte ci-dessus]
Notes p. 274 [La présentation des notes a été modifiée par rapport à l'original afin de permettre aux lecteurs de disposer des références complètes des ouvrages cités dans le texte ci-dessus]
[45] : Guichard : al-Andalus,Barcelone, 1976 p.33
[46] : Simonet Historia de los mozarabes de Espagna, Amsterdam, 1967 p.364
[47] Ibid. : p.82
[48] Idriss :"Les tributaires en Occident Musulman médiéval", Mélanges Armand Abel, Leyde,1974 p. 178
[49]Ibid. : p.184
[50]Simonet p. 81
[51]Le Coran : III 114/118
[52]Simonet p. 79
[53]Idriss p. 178
[54]Ibid. : p. 183
[55]Amari Storia dei Musulmani di Sicilia Gallino, 3 volume, Catane 1933-1939 p.55 ; Simonet : p. 79-80
[56]Simonet p.79 -80 cf supra nos page 158 -159 de ce livre
[57]Simonet p. 77, 79 et 80 Amari I,617
[58] Simonet p.92
[59]Ibid. p. 80 Amari I, 167
[60]Idriss : p.172
[61] Amari I, 617 ;II, 619; Simonet : p.80
[62] Amari I, 617 ; Simonet p. 80 -802
[63] Amari : I, 617
[64] Idriss, p.173
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