Entretien - L'Occident ne cesse de s'interroger sur un monde musulman qui apparaît toujours plus opaque et plus dangereux. Nul n'en conteste pourtant la gloire ancienne. Une question ne cesse donc de hanter les esprits : « Que s'est-il passé ? » C'est le titre que Bernard Lewis, un des plus grands spécialistes de l'histoire de l'islam, a donné à un brillant essai qui sort le 11 septembre chez Gallimard/Le Débat. L'auteur l'a commenté, en exclusivité pour Le Point.
Propos recueillis par Marie-Françoise Leclère et Pierre Beylau
LE POINT : Après avoir été, pendant près de mille ans, un centre de civilisation, le monde musulman s'est, écrivez-vous, « appauvri, affaibli, enfoncé dans l'ignorance ». A quel moment se situe le tournant ? Est-il possible de le dater ?
BERNARD LEWIS : Cela n'a pas été un « moment ». Le changement s'est déroulé sur plusieurs siècles. Aujourd'hui, nous pouvons regarder en arrière et essayer de le considérer dans une perspective globale, historique. Evidemment, ce n'était guère possible à l'époque, mais beaucoup de gens s'emploient, désormais, à le faire, dans le monde islamique et ailleurs. Ce changement s'est effectué de diverses manières, à des époques différentes et dans des endroits différents. A la fin du XVIIe siècle, il était général et sans équivoque.
LE POINT : L'âge d'or de l'islam est aussi celui de son expansion. L'islam ne peut-il s'épanouir que dans la conquête ?
BERNARD LEWIS : Le mode d'expansion de l'islam n'est pas du tout limité à la conquête militaire. En Asie du Sud-Est et, dans une très large mesure, en Asie centrale et en Afrique, la propagation de l'islam s'est faite par influence et persuasion.
LE POINT : Pendant des siècles, le monde musulman a été capable d'absorber les idées et les techniques venues de la Grèce, de Rome, de la Chine, de l'Inde. Puis il s'est refermé sur lui-même. Comment l'expliquez-vous ?
BERNARD LEWIS : C'est la question cruciale, à laquelle de nombreuses réponses ont été proposées. Certains imputent la faute à l'islam, ce qui est difficilement concevable, puisque la période la plus créative de cette civilisation correspond à la fois à son apogée et à un temps proche de ses origines. D'autres attribuent le changement à des écoles ou à des interprétations de l'islam dont ils pensent qu'elles ont eu un effet négatif. D'autres encore en voient la cause dans l'interpénétration du politique et du religieux. Comme il en va de la plupart des grandes questions de l'Histoire, il n'y a pas d'explication simple acceptable par tous. J'ai essayé de passer en revue celles qui ont été avancées, en particulier celles des musulmans qui ont un regard critique sur leur société.
LE POINT : Les grandes découvertes et les percées scientifiques ont été l'oeuvre de l'Europe et non du monde musulman, qui semblait, pourtant, plus développé à l'époque. Pourquoi ?
BERNARD LEWIS : Pendant très longtemps, les plus grandes découvertes scientifiques ont été faites dans le monde musulman et non pas en Europe. Les étudiants européens fréquentaient des universités musulmanes en Espagne, en Sicile et ailleurs, et ils apprenaient l'arabe pour lire et parfois traduire d'arabe en latin des textes scientifiques et philosophiques. D'une certaine façon, cela pose plus question sur l'histoire européenne que sur l'histoire musulmane.
LE POINT : Depuis le siècle dernier, le monde musulman a tenté de se moderniser sur les plans technique, politique et militaire. Pourquoi lui est-il si difficile de réaliser une vraie modernisation culturelle, qui est la clé de tout le reste ?
BERNARD LEWIS : Beaucoup d'explications ont été, et sont encore, avancées pour élucider le peu de succès de la modernisation dans ces régions et les performances relativement limitées du monde arabe comparées à celles de l'Occident chrétien. La différence la plus frappante entre les deux, relevée par la quasi-totalité des voyageurs, est la différence de statut des femmes. En 1867, Namik Kemal, comparant le monde musulman et l'Occident, écrivait que le premier était comme « un corps humain paralysé d'un côté ». Parce qu'elle affecte la moitié de la population, et l'éducation de l'autre moitié, cette différence est évidemment de la plus haute importance.
LE POINT : Vous écrivez que, contrairement au christianisme, il n'existe pas dans l'islam de séparation entre le sacré et le profane. Les seules expériences laïques du monde musulman, type Atatürk en Turquie, ont été réalisées contre la religion. L'islam peut-il évoluer sur ce point ?
BERNARD LEWIS : La séparation de l'Eglise et de l'Etat a ses racines dans les Evangiles, mais elle n'a été effective qu'après des siècles de guerres de religion où des chrétiens d'obédiences différentes tentaient d'imposer leur foi et leur autorité ecclésiastique à d'autres chrétiens, par la persécution sur leur territoire ou par les armes à l'extérieur. Les musulmans ont eu et ont encore leurs débats internes, notamment entre sunnites et chiites, mais ceux-ci n'ont jamais, même de loin, approché l'âpreté et la férocité des fanatiques conflits religieux du christianisme. La séparation du spirituel et du temporel a donc été considérée par les musulmans comme un remède chrétien à un mal chrétien qui ne les concernait pas. Certains ont suggéré qu'à l'époque moderne, le monde musulman ayant contracté la maladie des chrétiens, il pourrait songer à s'appliquer leur thérapie.
LE POINT : En Europe, à partir de la Renaissance, l'individu s'est peu à peu libéré des cadres religieux et sociaux qui l'enserraient, et la religion a progressivement été reléguée à la sphère personnelle. L'islam est-il capable de suivre le même chemin ?
BERNARD LEWIS : J'y venais. Les deux endroits les plus intéressants où l'on débat de cette question actuellement sont deux pays musulmans. La Turquie est le seul pays musulman qui ait inscrit la séparation de l'Eglise et de l'Etat dans sa Constitution et qui ait essayé d'instaurer un régime démocratique laïque. Au long des cinquante dernières années, il y a eu quelque assouplissement dans l'application des règles établies concernant l'éducation et la pratique religieuses, mais le principe de base demeure. La politique iranienne est à l'exact opposé et vise au maintien d'un Etat, d'une identité et de lois tous définis par l'islam. En Turquie, les résultats des élections passées ont montré qu'environ 20 % de l'électorat préférerait un Etat religieux. Nous ne savons pas quel pourcentage d'Iraniens souhaiterait vivre dans un Etat laïque, puisque la république islamique interdit l'expression de ce choix. Pendant longtemps, la Turquie a été le seul Etat à avoir, en quelque sorte, privé l'islam de son caractère officiel. On peut maintenant lui ajouter les anciennes républiques soviétiques à population musulmane où ce débat fait rage, et aussi l'Indonésie, où les religions monothéistes, mais non l'islam en particulier, sont religions officielles.
LE POINT : La place de la femme dans la société musulmane explique-t-elle l'inaptitude de l'islam à entrer de plain-pied dans la modernité ?
BERNARD LEWIS : Je l'ai déjà dit, et j'insiste. Cette place des femmes est un élément capital dans la lutte pour la modernité. Les hommes élevés dans le respect de la hiérarchie familiale traditionnelle ne sont pas préparés à vivre dans une société moderne et ouverte.
LE POINT : Le monde musulman actuel recherche un bouc émissaire pour expliquer ses échecs. Pourquoi l'Amérique et Israël ?
BERNARD LEWIS : Oussama ben Laden a maintes fois précisé sa vision de ce combat en appelant ses ennemis des « croisés ». Doit-on rappeler que les croisés n'étaient ni américains ni juifs ? Dans les sociétés fermées d'aujourd'hui, où les gouvernements possèdent ou contrôlent les médias locaux et ont appris à manipuler très adroitement la presse étrangère, les vraies doléances ne sont pas exprimées et l'on a besoin de boucs émissaires. Attaquer l'Amérique et Israël est très commode, d'autant qu'on est certain de susciter ainsi une réaction importante en Europe.
LE POINT : Le phénomène Ben Laden est-il le symptôme de cette incapacité à entrer dans la modernité ?
BERNARD LEWIS : Le phénomène Ben Laden est complexe, mais je ne crois pas qu'il verrait dans cet échec sujet à se plaindre. Sa revendication porte sur les succès et non sur les fiascos de la modernité. Et de ces victoires il rend responsables d'abord les puissances chrétiennes de l'Ouest et, ensuite, ces gouvernants du monde musulman que lui - et beaucoup d'autres avec lui - considèrent comme des marionnettes de l'Occident qui salissent la société musulmane en y introduisant la pourriture et la dégénérescence des moeurs occidentales. La guerre sainte (le djihad), on doit s'en souvenir, peut être légitimement menée contre deux sortes d'ennemis : les infidèles et les apostats. Dans le discours actuel des fondamentalistes islamistes, les apostats sont ces chefs qui portent des noms musulmans et prétendent être fidèles à l'islam, mais qui, néanmoins, détruisent la société musulmane en y important les lois, les habitudes, la morale et les idées de l'Occident
Source : http://www.lepoint.fr/dossiers_monde/document.html?did=115986
mercredi 8 novembre 2006
L'islamologue Bernard Lewis sur la "crise " de l'Islam
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