Entretien de Sylvain Gouguenheim avec le magazine Lire
Dans Aristote au Mont-Saint-Michel, l'historien remet en cause l'idée selon laquelle le Moyen Age renoua avec la pensée grecque grâce à l'Islam. Son essai a suscité de vives critiques. Il y répond.
Où en êtes-vous de votre situation personnelle?
Sylvain Gouguenheim. La situation est difficile lorsqu'on se trouve être l'objet d'une médiatisation qu'on n'a pas cherchée. Médiatisation parfois élogieuse mais aussi excessivement négative puisque, comme vous le savez, elle a pris la forme de pétitions hostiles, ad hominem, ce qui ne me paraît pas relever du mode normal de la discussion scientifique. Il y a des choses plus faciles à vivre. Mon avenir professionnel prend la forme d'un point d'interrogation. Mon directeur a réuni un comité d'experts pour évaluer le contenu scientifique de mon livre. A la lumière de son rapport, il déterminera ce qu'il convient de faire. Heureusement que l'on se découvre, dans cette adversité, autant d'amis que d'ennemis. Donc, ça équilibre.
Quel est votre grade dans l'Université?
Quel est votre grade dans l'Université?
S.G. Je suis agrégé d'histoire. J'ai été dix ans professeur en collège et en lycée, puis je suis devenu maître de conférences à l'université de Paris-I durant onze ans, avant d'être élu comme professeur des universités à l'ENS-LSH de Lyon, il y a quatre ans.
Vous n'êtes pas normalien. Cela vous pose-t-il des problèmes? S.G. Je ne suis pas normalien, en effet, ce qui est assez rare dans le corps professoral d'une grande école. Sans doute aux yeux de certains n'ai-je pas de légitimité à être où je suis; mais j'ai aussi au sein de cette école le soutien de plusieurs collègues, particulièrement appréciable en ce moment, ainsi que de nombreux étudiants.
Vous n'êtes pas normalien. Cela vous pose-t-il des problèmes? S.G. Je ne suis pas normalien, en effet, ce qui est assez rare dans le corps professoral d'une grande école. Sans doute aux yeux de certains n'ai-je pas de légitimité à être où je suis; mais j'ai aussi au sein de cette école le soutien de plusieurs collègues, particulièrement appréciable en ce moment, ainsi que de nombreux étudiants.
Que vous inspire la liste de ceux qui ont signé la pétition contre vous? S.G. Vu la vitesse à laquelle les deux pétitions ont été diffusées et les signatures recueillies, je ne suis pas sûr que tous les signataires aient eu le temps de lire le livre. Certains se le sont même procuré après coup auprès de mon éditeur! Par ailleurs, la grande majorité des pétitionnaires ne peuvent pas prétendre être spécialistes du sujet, ni même du Moyen Age.
Comment expliquez-vous cette sorte de coalition hostile?
S.G. Le livre remet en cause une vulgate. Dés qu'on parle de l'identité de l'Europe ou de l'Islam, même au Moyen Age, et qu'on exprime des remarques non conformes à l'air du temps, on s'expose à la polémique. Cela, c'est un élément d'ordre idéologique. Il y a, ensuite, les éléments personnels dont nous avons parlé. Et puis il y a, sans doute, des phénomènes d'enjeu de pouvoir qui n'épargnent pas les mondes académiques. Il n'a échappé à personne qu'en attaquant mon livre, on attaquait dans le même mouvement la directrice de la collection du Seuil où il est publié. Il faut savoir que pour certains historiens le fait que la prestigieuse collection de L'Univers historique soit dirigée par une philosophe est jugé insupportable (à une époque où l'on fait l'éloge de l'interdisciplinarité...). Ceux-là oublient qu'être éditrice, c'est un métier! Ajoutez-y le ressentiment qui peut naître d'un manuscrit refusé et vous avez les ingrédients ordinaires du règlement de comptes.
Si l'on aborde le fond de votre ouvrage, Aristote au Mont-Saint-Michel, peut-on dire que vous soutenez les deux thèses suivantes: premièrement, la transmission du savoir grec en Occident ne doit rien ou peu à l'Islam et, deuxièmement, l'Islam des Lumières est largement un mythe?
S.G. Sur la première thèse, je serai nuancé. D'abord, je précise que je m'adresse au grand public et non à des spécialistes car ce sont des éléments connus que je produis. Ensuite, l'idée répandue qu'entre le VIIIe et le XIIe siècle les Occidentaux n'avaient guère connaissance du savoir grec et qu'ils n'y ont eu accès que par un unique canal de transmission, l' «intermédiaire arabe», cette idée mérite d'être amendée. Sans rien inventer - car encore une fois je m'appuie sur de nombreux travaux -, je fais valoir que la filière directe de traduction des textes du savoir grec (philosophie, mathématique, physique) a été plus précoce qu'on ne le dit. En sous-évaluant cette filière directe, on surévalue l'autre et mon propos est de rééquilibrer les choses, non de promouvoir un «choc des civilisations»!
Quelqu'un comme Rémi Brague ne dit pas autre chose. J'ai noté dans son Au moyen du Moyen Age cette formule: «La Renaissance intellectuelle européenne est antérieure aux traductions de l'arabe. Celles-ci n'en sont pas la cause mais l'effet.»
S.G. En effet, la chronologie est importante. Les traductions d'Antioche ou du Mont-Saint-Michel sont réalisées avant celles de Tolède. Vu de loin, il est vrai que c'est, en gros, la même période. Mais il y a environ cinquante ans d'écart: c'est bien «avant» et non pas «après». Plus largement, et même si, comme historien, je dois me garder des métaphores, je suis sensible à cette idée de Rémi Brague selon laquelle les Européens auraient eu «soif» de retrouver la Grèce.
Vous avez lu Rémi Brague mais aussi... René Marchand, ce dont vos accusateurs vous font grief. Vous conviendrez qu'avec ces deux auteurs on ne se situe pas au même niveau d'exigence intellectuelle. Pourquoi des références si disparates?
S.G. D'abord, la référence à René Marchand c'est «une» référence sur... deux cent soixante-quinze. On me l'a en effet reprochée et je m'en suis expliqué. J'ai rencontré René Marchand car ses compétences en philologie arabe m'avaient intéressé. Nous avons eu des échanges sur des questions de traduction. J'ai tiré de son livre Mahomet, contre-enquête une phrase qui rappelait les travaux sur l'hagiographie médiévale auxquels j'avais collaboré, et qui me paraissait scientifiquement pertinente.
Au fond, vous estimez que l'Islam est moins lumineux qu'on ne le dit, tandis que le Moyen Age occidental serait moins obscur qu'on ne le croit. S.G. Il faut cesser de mépriser le Moyen Age, en effet. Ce qui me gêne dans l'expression «Islam des Lumières», c'est que, pour le grand public du moins, elle fait penser aux Lumières du XVIIIe siècle. Or, cette analogie est anachronique. Car, s'il y a indiscutablement des sciences arabes et si le savoir grec traduit dans le monde islamique prend toute sa part dans leur éclosion, on ne trouve pas, jusqu'à plus ample informé, dans la pensée médiévale arabo-musulmane de critique rationaliste, voire athée de la religion, qui est un signe distinctif des Lumières et qui se formulera d'ailleurs six siècles plus tard.
Une des figures de cette mythologie de l' «Islam des Lumières» est la fameuse «Maison de la Sagesse», aux IXe et Xe siècles, où, si l'on en croit certains auteurs contemporains dont Mohammed Arkoun que vous citez, les trois religions monothéistes auraient su cohabiter dans une harmonie exemplaire.
S.G. C'est une idée à laquelle j'ai longtemps cru. Je l'ai même enseignée. Au sujet de cette fameuse «Maison de la Sagesse», on trouve deux thèses contradictoires. Pour certains, les califes de Bagdad auraient réuni des lettrés des trois religions dans un esprit de dialogue religieux et de recherche scientifique. Pour d'autres, c'est une fiction: ce qui était discuté dans cette Maison, c'était la grande affaire de l'Islam en cette période, celle ouverte avec le mutazilisme qui soutenait que le Coran n'était pas «incréé». C'était une querelle théologique spécifique à l'Islam à laquelle les autres religions n'ont pris aucune part.
Pourquoi est-ce si important du point de vue de l'histoire des civilisations de pouvoir accéder aux oeuvres d'Aristote?
S.G. Ce fut, momentanément, important pour la réflexion métaphysique et scientifique. Comprenons-nous bien: j'en fais un critère de distinction, non de supériorité. L'Inde ou la Chine n'ont jamais été hellénisées et nul n'envisage de contester leur grandeur. Par ailleurs, je dis dans ma conclusion que, heureusement, nous n'en sommes pas restés à Aristote. Il n'y aurait pas eu de sciences modernes si on n'en était pas sorti. Donc la question de la traduction en latin d'Aristote est celle, toute simple, des conditions d'accès au savoir grec jusqu'au XIIe siècle. Ni plus ni moins.
Pourquoi diable évoquez-vous en annexe de votre livre la personne de Sigrid Hunke dont les premiers travaux se placent sous le signe du national-socialisme et qui, après guerre, va se faire une spécialité d'apologiste de l'Islam?
S.G. Je n'ai jamais dit que Sigrid Hunke était un auteur considéré comme sérieux par les islamologues et je ne confonds pas ses élucubrations avec leurs travaux. Je voulais simplement attirer l'attention sur le fait que son livre, toujours réédité, est abondamment cité dans des ouvrages de vulgarisation, et qu'on a là un spécimen de littérature antichrétienne dont les musulmans raisonnables et éclairés se passeraient bien.
Qu'en est-il de votre présence sur le site Internet Occidentalis classé à l'extrême droite?
S.G. J'ai eu, au cours de l'écriture de mon livre, l'occasion d'en transmettre des éléments à plusieurs correspondants. L'un d'entre eux les a-t-il communiqués à d'autres personnes qui, elles, les auraient adressés au site en question? Je n'en sais rien. Quant à moi, il est évident que je n'avais aucun intérêt à faire ça. Quand on m'a appris la présence sur ce site de textes qui m'étaient attribués, j'ai pris conseil sur le parti à adopter. J'ai finalement choisi de demander au directeur du site de les enlever, ce qu'il a fait. Mes adversaires ont alors vu dans cette opération la marque d'une complicité! Vous voyez, ma situation est simple: présent sur le site, je suis coupable; absent, je suis de mèche!
Que répondez-vous à ceux qui mettent en cause votre compétence?
S.G. Que nous sommes dans un pays libre, et que j'ai le droit de faire un livre de vulgarisation. Je suis spécialiste du Moyen Age. Certes, ma spécialité c'est l'histoire du christianisme, des ordres militaires, et non l'Islam abbasside ou la philosophie. Mais j'ai travaillé sur les XIe et XIIe siècles, fait des cours sur la renaissance carolingienne, publié un livre sur l'an mil et un autre sur une abbesse savante du XIIe siècle. Cette période ne m'est pas étrangère. Bref, même si je ne suis pas un spécialiste du sujet au sens académique, j'en ai une connaissance suffisante pour proposer à la discussion des idées. Voyez-vous, cette question de la compétence est assez plastique. Par exemple, je n'ai rien publié sur Byzance mais, depuis deux ans, à Normale sup' Lyon, j'ai fait un cours d'agrégation sur «Byzance, économie et société, VIIIe-XIe siècle», et personne ne s'en est ému. Ainsi, cela arrange des gens que je fasse des cours sur un sujet auquel je ne «connais rien», mais cela gêne quand je fais un livre sur un sujet qui relève partiellement de ma «spécialité». La leçon est qu'il est périlleux de commettre un essai dans un domaine où les passions font bon ménage avec la science
2 commentaires:
Je vous prie d'excuser cette question totalement hors-sujet, mais, lorsque je me rends sur le site de "l'observatoire de l'islamisation", que vous devez connaître, le voyant de la webcam intégrée à mon ordi s'allume automatiquement. Est-ce la même chose pour vous ? Pourriez-vous relayer ma question, au cas où vous mêmes n'auriez pas ce problème? Je m'excuse à nouveau de vous poser la question, mais je n'arrive pas à joindre le tenancier du blog en cause. Merci d'avance.
Je suis désolé mais je suis dans l'incapacité de pouvoir répondre à votre problème.
1°)Vous venez de m'apprendre l'existence de ce site.Je vous remercie car il possède des ressources très intéressantes notamment des livres de fiqh que je ne possède pas.
2°)Je ne possède pas de webcam intégrée.
3°)Je suis navrée de ne vous être d'aucune utilité pour régler ce facheux désagrément.
Cordialement
Enregistrer un commentaire