jeudi 17 avril 2008

La dette d'al-Andalus vis-à-vis de l'Espagne wisigothique (3)


Aujourd'hui, il est de bon ton de célébrer la médecine d'Al-Andalus. Or, cette dernière ne s'est pas créée ex nihilo. Bien avant de s'approprier, au X siècle, les techniques médicales développées en Orient, les médecins d'Al-Andalus s'appuyèrent aussi sur l'important corpus médical "légué"par l'Espagne Wisigothique. Dans son ouvrage les chrétiens dans la médecine arabe, Raymond Le Coz dresse un inventaire des traités médicaux existant dans la péninsule ibérique avant l'invasion islamique.




Les mozarabes [ dérivé de l'arabe musta 'rib, signifie arabisé. Ce mot désigne les dhimmis chrétiens qui ont vécu pendant plusieurs siècles en Espagne sous domination musulmane. S'ils s'exprimaient en arabe dans la vie courante, le latin était resté leur langue liturgique et religieuse]avaient, en fait, à leur disposition bon nombre d'ouvrages de l'Antiquité, qui avaient été traduits en Afrique du Nord avant de passer rapidement dans la péninsule[1], ainsi que des compilations médicales anonymes rédigées, elles, directement en latin aux V° et VI° siècles. Le passage des Etymologies d'Isidore de Séville consacré aux livres médicaux cite les Aphorismes et le Pronostic, deux ouvrages d'Hippocrate[2], ainsi que d'un certain Dynamidia où l'on parle des drogues végétales et un Botanicum herbarium qui donne la description de plantes en spécifiant leur valeur thérapeutique[3]. Dans un autre chapitre de son encyclopédie Isidore parle « des médecins et de ceux qui ont écrit sur la nature de l'homme, spécialement Galien dans un livre qui s'appelle Persie »[4]. Le titre a été malheureusement trop déformé pour pouvoir identifier le traité auquel il est fait allusion et qui devait être en la possession de l'auteur, parmi plusieurs autres écrits du même genre. En effet, pour rédiger le livre IV des Etymologies, l'évêque de Séville s'est inspiré principalement de deux auteurs nord africains, Caelius Aurelianus et Cassius Félix, qu'il se contente, le plus souvent, de recopier intégralement.

Caelius Aurelianus, auteur originaire de Sicca en Afrique du Nord, qui a vécu probablement au V° siècle, est le traducteur latin du traité de gynécologie (Gynaecia) de Soranus et il appartient comme lui à l'école méthodiste. Isidore s'est inspiré de ses Maladies aiguës et de ses Maladies chroniques, car Caelius Aurelianus, pour présenter chaque maladie, commence toujours par en donner l'étymologie. Quant à Cassius Felix, originaire de Constantine, il a rédigé une compilation des enseignements de l'école dogmatique à laquelle il appartenait, intitulée : Livre de médecine qui traduit les auteurs grecs de l'école dogmatique
[5]. Lui aussi commence chaque chapitre par une définition accompagnée le plus souvent d'une information étymologique. Enfin, tout laisse à penser que l'ouvrage composite du carthaginois Théodore Priscien, intitulé Euporista, rédigé en grec à la fin du IV° ou au début du V° siècle, mais traduit immédiatement en latin, se trouvait également dans la bibliothèque du savant évêque sévillan. Son livre est divisé en trois parties, le premier passage s'inspirant du Péri euporistôn, un ouvrage perdu de Galien. Ensuite, pour ce qui est des définitions, des diagnoses et de la sémiologie, Théodore Priscien suit les principes de l'école méthodiste, tandis que la troisième partie consacrée à la gynécologie reproduit fidèlement l'ouvrage de Soranos qu'il avait personnellement traduit.

Une autre information concernant les ouvrages disponibles dans les bibliothèques monastiques ou épiscopales du haut moyen âge nous est fournie par Cassiodore
[6] qui conseille aux moines médecins dans ses Instructions concernant la lecture des livres sacrés et profanes, au cas où ils ne connaîtraient pas le grec, d'avoir recours aux oeuvres qui ont été traduites: « Tout d'abord Le livre des herbes de Dioscoride qui a admirablement traité et décrit les herbes des champs. Après cela lisez les ouvrages d'Hippocrate et de Galien qui ont été traduits, en particulier la Thérapeutique de Galien destinée au philosophe Glaucon, ainsi qu'un certain ouvrage anonyme qui est une compilation de différents auteurs. Ensuite La médecine (De medicina) d'Aurelius Caelius et Les herbes et les soins d'Hippocrate (Hippocratis de herbis et curis) ainsi que divers autres livres concernant l'art de soigner que j'ai conservés pour vous dans un coin de la bibliothèque »[7].

La Materia medica de Dioscoride avait été traduite en Afrique du Nord d'où elle avait pénétré rapidement en Espagne. On en trouve de nombreuses traces dans le chapitre des Etymologies consacré aux plantes
[8]. Mais, en fait, l'ouvrage le plus fréquemment utilisé s'appelait Le livre de Dioscoride des herbes femelles (Liber Dioscoris de herbis feminis). Il s'agissait d'une courte compilation de Dioscoride et de divers autres auteurs, décrivant 71 herbes médicinales et leurs vertus thérapeutiques. Ce que Cassiodore appelle Les herbes et les soins d'Hippocrate fait sans doute référence au Dynamidia Hippocratis dont parlait Isidore de Séville et qui est basé sur le Livre de la diète (De diaeta), livre II, de cet auteur de l'Antiquité. Quant à La médecine d'Aurelius Caelius, il s'agit probablement des livres intitulés Maladies aiguës et Maladies chroniques de Caelius Aurelianus dont nous avons parlé précédemment. Enfin, terminons cette revue des livres médicaux traduits ou rédigés en latin, dont pouvaient éventuellement disposer les mozarabes au début de l'histoire de al-Andalus, en indiquant que le Botanicum herbarium signalé par Isidore de Séville n'est autre, selon toute vraisemblance, que l'herbier du Pseudo-Apulée, ouvrage illustré, d'origine grecque, qui décrivait 131 plantes en précisant leur usage médical ainsi que la façon de les utiliser.

Nous avons donc là toute une panoplie de livres à la fois savants et pratiques, traitant aussi bien de médecine proprement dite que de pharmacopée.




extrait de Raymond Le Coz, Les chrétiens dans la médecine arabe L'Harmattan 2006 pp. 147-150


Notes :
[1] « Cette survie, relativement prolongée, du classicisme africain n'est pas sans importance pour l'histoire de la culture en Occident: du V° au VII° siècle, l'Afrique a pu et a, de fait, exporté des lettrés, et avec eux de bien précieux manuscrits, dans la Gaule du Sud et plus encore en Espagne ou en Italie méridionale, et par là contribué à préparer les réserves sur lesquelles devait plus tard s'alimenter 1'humanisme médiéval ». P.-I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'antiquité, Paris, 1948, 6° éd., p. 455.
[2] Du même Hippocrate avaient également été traduits : Air, eaux et lieux, le De septimanis et des fragments de La nature de l'homme. H.E. Sigerist, « The Latin Medical Literature of the Early Middle Ages », Journal of History of Medicine and Allied Science, vo1.13, 1958, pp. 133-134.
[3] Etymologies, X, 1-4.
[4] Etymologies, XX, 2, 37.
[5] De medicina ex graecis logicae sectae auctoribus liber translatus. Cet ouvrage s'inspire beaucoup de la Thérapeutique à Glaucon de Galien et d'un livre pseudo-galénique qui porte le titre de Euporistôn.
[6] Cassiodore (environ 485-580), érudit et historien, s'était lancé dans la politique jusqu'à devenir le premier ministre (magister officiorum) du roi Ostrogoth Théodoric à Ravenne. Après la victoire des Byzantins, Cassiodore avait abandonné la politique pour fonder le monastère de Vivarium sur ses terres de Calabre. Lorsqu'il il était au pouvoir, il avait pensé fonder à Rome une université chrétienne identique à celle des nestoriens de Nisibe, qu'il avait eu le loisir d'admirer lors d'un voyage au Proche-Orient. Dans ce but, il avait commencé à accumuler les livres qu'il estimait utiles. Le projet n'ayant pas abouti, Cassiodore avait récupéré tous ces ouvrages pour ses moines et c'est à leur intention qu'il avait écrit ses Institutiones, sorte de guide des études.
[7] Institutiones divinarum et saecularium lectionum, 1, 31.
[8] Etymologiae, XVII.
Voir aussi l'héritage wisigothique sur les sciences ou sur les bâtiments

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